Le Petit Chose

Chapter 10

VII

LES YEUX NOIRS

Apres le depart de son pere l"enfant reste seul, tout seul, dans l"infirmerie silencieuse. Il pa.s.se ses journees a lire, au fond d"un grand fauteuil roule pres de la fenetre. Matin et soir la jaune Mme Ca.s.sage lui apporte ses repas. Le pet.i.t Chose boit le bol [60] de bouillon, suce l"aileron de poulet et dit: "Merci, madame!"

Rien de plus. Cette femme sent les fievres et lui deplait; il ne la regarde meme pas.

Or, un matin qu"il vient de faire son: "Merci, madame!" tout sec comme a l"ordinaire, sans quitter son livre des yeux, il est bien etonne d"entendre une voix tres douce lui dire: "Comment cela va-t-il aujourd"hui, monsieur Daniel?"

Le pet.i.t Chose leve la tete, et devinez ce qu"il voit.... Les yeux noirs, les yeux noirs en personne, immobiles et souriants devant lui!...

Les yeux noirs annoncent a leur ami que la femme jaune est malade et qu"ils sont charges de faire son service. Ils ajoutent en se baissant qu"ils eprouvent beaucoup de joie a voir M. Daniel retabli; puis ils se retirent avec une profonde reverence, en disant qu"ils reviendront le meme soir. Le meme soir, en effet, les yeux noirs sont revenus, et le lendemain matin aussi, et le lendemain soir encore. Le pet.i.t Chose est ravi. Il benit sa maladie, la maladie de la femme jaune, toutes les maladies du monde; si personne n"avait ete malade, il n"aurait jamais eu de tete-a-tete avec les yeux noirs.

Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le pet.i.t Chose pa.s.se dans son fauteuil de convalescent, roule pres de la fenetre!...

Le matin, les yeux noirs ont sous leurs grands cils un tas de paillettes d"or que le soleil fait reluire; le soir, ils resplendissent doucement et font, dans l"ombre autour d"eux, de la lumiere d"etoile....

Le pet.i.t Chose reve aux yeux noirs toutes les nuits, il n"en dort plus.

Des l"aube le voila sur pied pour se preparer a les recevoir: il a tant [61] de confidences a leur faire!... Puis, quand les yeux noirs arrivent, il ne leur dit rien.

Les yeux noirs ont l"air tres etonnes de ce silence. Ils vont et viennent dans l"infirmerie, et trouvent mille pretextes pour rester pres du malade, esperant toujours qu"il se decidera a parler; mais le pet.i.t Chose ne se decide pas.

Quelquefois, cependant, il s"arme de tout son courage et commence ainsi bravement: "Mademoiselle!..."

Aussitot les yeux noirs s"allument et le regardent en souriant.

Mais de les voir sourire ainsi, le malheureux perd la tete, et d"une voix tremblante il ajoute: "Je vous remercie de vos bontes pour moi."

Ou bien encore: "Le bouillon est excellent ce matin."

Alors les yeux noirs font une jolie pet.i.te moue qui signifie: "Quoi! ce n"est que cela?" Et ils s"en vont en soupirant.

Quand ils sont partis, le pet.i.t Chose se desespere: "Oh! des demain, des demain sans faute, je leur parlerai."

Et puis, le lendemain, c"est encore a recommencer.

Enfin, de guerre la.s.se et sentant bien qu"il n"aura jamais le courage de dire ce qu"il pense aux yeux noirs, le pet.i.t Chose se decide a leur ecrire.... Un soir il demande de l"encre et du papier pour une lettre importante, oh! tres importante.... Les yeux noirs ont sans doute devine quelle est la lettre dont il s"agit; ils sont si malins, les yeux noirs!... Vite, vite, ils courent chercher de l"encre et du papier, les posent devant le malade, et s"en vont en riant tout seuls.

Le pet.i.t Chose se met a ecrire; il ecrit toute la nuit; [62] puis, quand le matin est venu, il s"apercoit que cette interminable lettre ne contient que trois mots, vous m"entendez bien; seulement ces trois mots sont les plus eloquents du monde, et il compte qu"ils produiront un tres grand effet.

Attention, maintenant!... Les yeux noirs vont venir.... Le pet.i.t Chose est tres emu; il a prepare sa lettre d"avance et se jure de la remettre des qu"on arrivera.... Voici comment cela va se pa.s.ser. Les yeux noirs entreront, ils poseront le bouillon et le poulet sur la table.

"Bonjour, monsieur Daniel!..." Alors lui leur dira tout de suite, tres courageus.e.m.e.nt: "Gentils yeux noirs, voici une lettre pour vous."

Mais chut!... Un pas d"oiseau dans le corridor.... Les yeux noirs approchent.... Le pet.i.t Chose tient la lettre a la main.

Son cur bat; il va mourir....

La porte s"ouvre.... Horreur!...

A la place des yeux noirs parait la vieille fee, la terrible fee aux lunettes.

Le pet.i.t Chose n"ose pas demander d"explications; mais il est consterne.... Pourquoi ne sont-ils pas revenus?... Il attend le soir avec impatience.... Helas! le soir encore, les yeux noirs ne viennent pas, ni le lendemain non plus, ni les jours D"apres, ni jamais.

On a cha.s.se les yeux noirs. On les a renvoyes aux Enfants trouves, ou ils resteront enfermes pendant quatre ans, jusqu"a leur majorite....

Les yeux noirs volaient du sucre!...

Adieu les beaux jours de l"infirmerie! les yeux noirs s"en sont alles, et, pour comble de malheur, voila les [63] eleves qui reviennent....

Eh, quoi! deja la rentree!... Oh! que ces vacances ont ete courtes!

Pour la premiere fois depuis six semaines le pet.i.t Chose descend dans les cours, pale, maigre, plus pet.i.t Chose que jamais.... Tout le college se reveille. On le lave du haut en bas. Les corridors ruissellent d"eau.

Ferocement, comme toujours, les clefs de M. Viot se demenent.

Terrible M. Viot, il a profite des vacances pour ajouter quelques articles a son reglement et quelques clefs a son trousseau.

Le pet.i.t Chose n"a qu"a bien se tenir.

Chaque jour il arrive des eleves.... Clic! clac! On revoit devant la porte les chars a bancs et les berlines de la distribution des prix....

Quelques anciens manquent a l"appel, mais des nouveaux les remplacent.

Les divisions se reforment. Cette annee, comme l"an dernier, le pet.i.t Chose aura l"etude des moyens. Le pauvre pion tremble deja. Apres tout, qui sait? les enfants seront peut-etre moins mechants cette annee-ci.

VIII

L"AFFAIRE BOUCOYRAN

Personne ne se sentait en train, ni les maitres, ni les eleves.

On s"installait.... Apres deux grands mois de repos le college avait peine a reprendre son va-et-vient habituel. Les rouages fonctionnaient mal, comme ceux d"une vieille horloge, qu"on aurait depuis longtemps [64]

oublie de remonter. Peu a peu, cependant, grace aux efforts de M. Viot, tout se regularisa. Chaque jour, aux memes heures, au son de la meme cloche, on vit de pet.i.tes portes s"ouvrir dans les cours et des litanies d"enfants, roides comme des soldats de bois, defiler deux par deux sous les arbres, puis la cloche sonnait encore,- ding! dong!-et les memes enfants repa.s.saient par les memes pet.i.tes portes! Ding! dong!

Levez-vous. Ding! dong! Couchez-vous. Ding! dong! Instruisez-vous!

Ding! dong! Amusez-vous. Et cela pour toute l"annee.

Les terribles _moyens_ m"etaient revenus de leurs montagnes, plus laids, plus apres, plus feroces que jamais. De mon cote j"etais aigri; la maladie m"avait rendu nerveux et irritable; je ne pouvais plus rien supporter....

Trop doux l"annee precedente, je fus trop severe cette annee....

Mes punitions, a force d"etre prodiguees, se deprecierent....

Un jour je me sentis deborde. Mon etude etait en pleine revolte, et je n"avais plus de munitions pour faire tete a l"emeute.

Je me vois encore dans ma chaire, me debattant au milieu des cris, des pleurs, des grognements, des sifflements: "A la porte!... Cocorico!...

kss!... kss!... Plus de tyrans!... C"est une injustice!..." Et les encriers pleuvaient, et les papiers maches s"epataient sur mon pupitre, et tous ces pet.i.ts monstres,-sous pretexte de reclamations,- se pendaient par grappes a ma chaire avec des hurlements de macaques.

Quelquefois, en desespoir de cause, j"appelais M. Viot a mon secours.

Pensez quelle humiliation!

[65]

Quand il entrait dans l"etude brusquement, ses clefs a la main, c"etait comme une pierre dans un etang de grenouilles: en un clin d"il tout le monde se retrouvait a sa place, le nez sur les livres.

On aurait entendu voler une mouche. M. Viot se promenait un moment de long en large, agitant son trousseau de ferraille, au milieu du grand silence; puis il me regardait ironiquement et se retirait sans rien dire.

J"etais tres malheureux. Les maitres, mes colleges, se moquaient de moi.

Le princ.i.p.al, quand je le rencontrais, me faisait mauvais accueil.

Pour m"achever survint l"affaire Boucoyran.

Quinze ans, de gros pieds, de gros yeux, de grosses mains, pas de front, et l"allure d"un valet de ferme: tel etait M. le marquis de Boucoyran, terreur de la cour des moyens et seul echantillon de la n.o.blesse cevenole au college de Sarlande. Le princ.i.p.al tenait beaucoup a cet eleve, en consideration du vernis aristocratique que sa presence donnait a l"etabliss.e.m.e.nt. Dans le college on ne l"appelait que "le marquis".

Tout le monde le craignait; moi-meme je subissais l"influence generale et je ne lui parlais qu"avec des menagements.

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