Le Petit Chose

Chapter 12

Quand le jeune Boucoyran s"ennuya de rester au lit, ses parents l"installerent sur une chaise longue, au plus bel endroit de leur salon, et pendant huit jours ce fut a travers ce salon une procession interminable. L"interessante victime etait l"objet de toutes les attentions.

Vingt fois de suite on lui faisait raconter son histoire, et a chaque fois le miserable inventait quelque nouveau detail. Les meres fremissaient; les vieilles demoiselles l"appelaient "pauvre ange"! et lui glissaient des bonbons. Le journal de l"opposition profita de l"aventure et fulmina contre le college un article terrible au profit d"un etabliss.e.m.e.nt religieux des environs....

Le princ.i.p.al etait furieux, et, s"il ne me renvoya pas, je ne le dus qu"a la protection du recteur.... Helas! il eut mieux valu pour moi etre renvoye tout de suite. [71] Ma vie dans le college etait devenue impossible. Les enfants ne m"ecoutaient plus; au moindre mot, ils me menacaient de faire comme Boucoyran, d"aller se plaindre a leur pere.

Je finis par ne plus m"occuper d"eux.

[In the terrible winter that followed, Le Pet.i.t Chose frequented a good deal the Cafe Barbette. He took fencing lessons from Roger, who told him in confidence that he was deeply in love with a young lady, and asked him to write love-letters for him.]

IX

MON BON AMI LE MAiTRE D"ARMES

Un matin de ce triste hiver, comme il etait tombe beaucoup de neige pendant la nuit, les enfants n"avaient pas pu jouer dans les cours.

Aussitot l"etude du matin finie, on les avait casernes tous pele-mele dans la _salle_, pour y prendre leur recreation a l"abri du mauvais temps, en attendant l"heure des cla.s.ses.

C"etait moi qui les surveillais.

Ce qu"on appelait _la salle_ etait l"ancien gymnase du college de la Marine. Imaginez quatre grands murs nus avec de pet.i.tes fenetres grillees; ca et la des crampons a moitie arraches, la trace encore visible des ech.e.l.les, et, se balancant a la maitresse poutre du plafond, un enorme anneau en fer au bout d"une corde.

[72]

Les enfants avaient l"air de s"amuser beaucoup la dedans.

Ils couraient tout autour de la salle bruyamment, en faisant de la poussiere. Quelques-uns essayaient d"atteindre l"anneau; d"autres, suspendus par les mains, criaient; cinq ou six, de temperament plus calme, mangeaient leur pain devant les fenetres, en regardant la neige qui remplissait les rues et les hommes armes de pelles qui l"emportaient dans des tombereaux.

Mais tout ce tapage, je ne l"entendais pas.

Seui, dans un coin, les larmes aux yeux, je lisais une lettre, et les enfants auraient a cet instant demoli le gymnase de fond en comble que je ne m"en fusse pas apercu. C"etait une lettre de Jacques que je venais de recevoir; elle portait le timbre de Paris,-mon Dieu! oui, de Paris,-et voici ce qu"elle disait:

"Cher Daniel,

"Ma lettre va bien te surprendre. Tu ne te doutais pas, hein? que je fusse a Paris depuis quinze jours. J"ai quitte Lyon sans rien dire a personne, un coup de tete.... Que veux-tu? je m"ennuyais trop dans cette horrible ville, surtout depuis ton depart.

"Je suis arrive ici avec trente francs et cinq ou six lettres de M. le cure de Saint-Nizier. Heureus.e.m.e.nt la Providence m"a protege tout de suite, et m"a fait rencontrer un vieux marquis chez lequel je suis entre comme secretaire. Nous mettons en ordre ses memoires; je n"ai qu"a ecrire sous sa dictee, et je gagne a cela cent francs par mois. Ce n"est pas brillant, comme tu vois; mais, tout compte fait, j"espere pouvoir envoyer de [73] temps en temps quelque chose a la maison sur mes economies.

"Ah! mon cher Daniel, la jolie ville que ce Paris! Ici,-du moins, -il ne fait pas toujours du brouillard; il pleut bien quelquefois, mais c"est une pet.i.te pluie gaie, melee de soleil et comme je n"en ai jamais vu ailleurs. Aussi je suis tout change, si tu savais!

je ne pleure plus du tout, c"est incroyable."

J"en etais la de la lettre, quand tout a coup, sous les fenetres, retent.i.t le bruit sourd d"une voiture roulant dans la neige. La voiture s"arreta devant la porte du college, et j"entendis les enfants crier a tue-tete: "Le sous-prefet! le sous-prefet!"

Une visite de M. le sous-prefet presageait evidemment quelque chose d"extraordinaire. Il venait a peine au college de Sarlande une ou deux fois chaque annee, et c"etait alors comme un evenement. Mais pour le quart d"heure ce qui m"interessait avant tout, ce qui me tenait a cur plus que le sous-prefet de Sarlande et plus que Sarlande tout entier, c"etait la lettre de mon frere Jacques. Aussi, tandis que les eleves, mis en gaiete, se culbutaient devant les fenetres pour voir M. le sous-prefet descendre de voiture, je retournai dans mon coin, et je me remis a lire.

"Tu sauras, mon bon Daniel, que notre pere est en Bretagne, ou il fait le commerce du cidre pour le compte d"une compagnie. En apprenant que j"etais le secretaire du marquis, il a voulu que je place quelques tonneaux de cidre chez lui. Par malheur le marquis ne boit que du vin, et du vin d"Espagne, encore! J"ai [74] ecrit cela au pere; sais-tu ce qu"il m"a repondu:-Jacques, tu es un ane! - comme toujours.

Mais c"est egal, mon cher Daniel, je crois qu"au fond il m"aime beaucoup.

"Quant a maman, tu sais qu"elle est seule maintenant. Tu devrais bien lui ecrire, elle se plaint de ton silence.

"J"avais...o...b..ie de te dire une chose qui, certainement, te fera le plus grand plaisir: j"ai ma chambre au Quartier latin ... au Quartier latin!

pense un peu!... une vraie chambre de poete, comme dans les romans, avec une pet.i.te fenetre et des toits a perte de vue. Le lit n"est pas large, mais nous y tiendrons deux au besoin; et puis, il y a dans un coin une table de travail ou on serait tres bien pour faire des vers.

"Je suis sur que, si tu voyais cela, tu voudrais venir me trouver au plus vite; moi aussi je te voudrais pres de moi, et je ne te dis pas que quelque jour je ne te ferai pas signe de venir.

"En attendant, aime-moi toujours bien et ne travaille pas trop dans ton college, de peur de tomber malade.

"Je t"embra.s.se. Ton frere, JACQUES."

A ce moment la cloche sonna. Mes eleves se mirent en rang, ils causaient beaucoup du sous-prefet et se montraient en pa.s.sant sa voiture stationnant devant la porte. Je les remis entre les mains des professeurs; puis, une fois debarra.s.se d"eux, je m"elancai en courant dans l"escalier. Il me tardait [75] tant d"etre seul dans ma chambre avec la lettre de mon frere Jacques!

- Monsieur Daniel, on vous attend chez le princ.i.p.al.

Chez le princ.i.p.al!... Que pouvait avoir a me dire le princ.i.p.al?...

Le portier me regardait avec un drole d"air. Tout a coup l"idee du sous-prefet me revint.

- Est-ce que M. le sous-prefet est la-haut? demandai-je.

Et le cur palpitant d"espoir je me mis a gravir les degres de l"escalier quatre a quatre.

Il y a des jours ou l"on est comme fou. En apprenant que le sous-prefet m"attendait, savez-vous ce que j"imaginai? Je m"imaginai qu"il avait remarque ma bonne mine a la distribution, et qu"il venait au college tout expres pour m"offrir d"etre son secretaire. Cela me paraissait la chose la plus naturelle du monde. La lettre de Jacques avec ses histoires de vieux marquis m"avait trouble la cervelle, a coup sur.

Quoi qu"il en soit, a mesure que je montais l"escalier, ma cert.i.tude devenait plus grande: secretaire du sous-prefet; je ne me sentais pas de joie....

En tournant le corridor, je rencontrai Roger. Il etait tres pale; il me regarda comme s"il voulait me parler; mais je ne m"arretai pas: le sous-prefet n"avait pas le temps d"attendre.

Quand j"arrivai devant le cabinet du princ.i.p.al, le cur me battait bien fort, je vous jure. Secretaire de M. le sous-prefet! Il fallut m"arreter un instant pour reprendre haleine; je rajustai ma cravate, je donnai avec mes doigts un pet.i.t tour a mes cheveux et je tournai le bouton de la porte doucement.

[76]

Si j"avais su ce qui m"attendait!

M. le sous-prefet etait debout, appuye negligemment au marbre de la cheminee et souriant dans ses favoris blonds. M. le princ.i.p.al, en robe de chambre, se tenait pres de lui humblement, son bonnet de velours a la main, et M. Viot, appele en hate, se dissimulait dans un coin.

Des que j"entrai, le sous-prefet prit la parole.

- C"est donc Monsieur, dit-il en me designant, qui s"amuse a ecrire a nos femmes de chambre?

Il avait p.r.o.nonce cette phrase d"une voix claire, ironique et sans cesser de sourire. Je crus d"abord qu"il voulait plaisanter et je ne repondis rien, mais le sous-prefet ne plaisantait pas; apres un moment de silence, il reprit en souriant toujours:

- N"est-ce pas a monsieur Daniel Eyssette que j"ai l"honneur de parler, a monsieur Daniel Eyssette qui a ecrit a la femme de chambre de ma femme?

Je ne savais de quoi il s"agissait; mais en entendant ce mot de femme de chambre, qu"on me jetait ainsi a la figure pour la seconde fois, je me sentis rouge de honte, et ce fut avec une veritable indignation que je m"ecriai:

- Une femme de chambre, moi!...

A cette reponse, je vis un eclair de mepris jaillir des lunettes du princ.i.p.al, et j"entendis les clefs murmurer dans leur coin: "Quelle effronterie!"

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