Le Petit Chose

Chapter 5

IV

GAGNE TA VIE

Sarlande est une pet.i.te ville des Cevennes, batie au fond d"une etroite vallee que la montagne enserre de partout comme un grand mur.

Quand le soleil y donne, c"est une fournaise; quand la tramontane souffle, une glaciere....

Le soir de mon Arrivee, la tramontane faisait rage depuis le matin; et quoiqu"on fut au printemps, le pet.i.t Chose, perche sur le haut de la diligence, sent.i.t, en entrant dans la ville, le froid le saisir jusqu"au cur.

Les rues etaient noires et desertes.... Sur la place d"armes quelques personnes attendaient la voiture, [30] en se promenant de long en large devant le bureau mal eclaire.

A peine descendu de mon imperiale, je me fis conduire au college, sans perdre une minute. J"avais hate d"entrer en fonctions.

Le college n"etait pas loin de la place; apres m"avoir fait traverser deux ou trois larges rues silencieuses, l"homme qui portait ma malle s"arreta devant une grande maison, ou tout semblait mort depuis des annees.

- C"est ici, dit-il, en soulevant l"enorme marteau de la porte....

Le marteau retomba lourdement, lourdement.... La porte s"ouvrit d"elle-meme.... Nous entrames.

J"attendis un moment sous le porche, dans l"ombre.

L"homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s"en alla bien vite.... Derriere lui l"enorme porte se referma lourdement, lourdement....

Bientot apres, un portier somnolent, tenant a la main une grosse lanterne, s"approcha de moi.

- Vous etes sans doute un nouveau? me dit-il d"un air endormi.

Il me prenait pour un eleve....

- Je ne suis pas un eleve du tout, je viens ici comme maitre d"etude; conduisez-moi chez le princ.i.p.al....

Le portier parut surpris; il souleva sa casquette et m"engagea a entrer une minute dans sa loge. Pour le quart d"heure M. le princ.i.p.al etait a l"eglise avec les enfants. On me menerait chez lui des que la priere du soir serait terminee.

[31]

Dans la loge on achevait de souper. Un grand beau gaillard a moustaches blondes degustait un verre d"eau-de-vie aux cotes d"une pet.i.te femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflee jusqu"aux oreilles dans un chale fane.

- Qu"est-ce donc, monsieur Ca.s.sage? demanda l"homme aux moustaches.

- C"est le nouveau maitre d"etude, repondit le concierge en me designant.... Monsieur est si pet.i.t que je l"avais d"abord pris pour un eleve.

- Le fait est, dit l"homme aux moustaches en me regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des eleves plus grands et meme plus ages que monsieur.... Veillon l"aine, par exemple.

- Et Crouzat, ajouta le concierge.

- Et Soubeyrol..., fit la femme.

La-dessus, ils se mirent a parler entre eux a voix ba.s.se, le nez dans leur vilaine eau-de-vie et me devisageant du coin de l"il....

Au-dehors, on entendait la tramontane qui ronflait et les voix criardes des eleves recitant les litanies a la chapelle.

Tout a coup une cloche sonna; un grand bruit de pas se fit dans les vestibules.

- La priere est finie, me dit M. Ca.s.sage en se levant; montons chez le princ.i.p.al.

Il prit sa lanterne, et je le suivis.

Le college me sembla immense.... D"interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvrage..., tout cela vieux, noir, enfume.... Le portier m"apprit qu"avant 89 la maison etait une ecole de marine, et qu"elle avait compte [32] jusqu"a huit cents eleves, tous de la plus grande n.o.blesse.

Comme il achevait de me donner ces precieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du princ.i.p.al.... M. Ca.s.sage poussa doucement une double porte matela.s.see, et frappa deux fois contre la boiserie.

Une voix repondit: "Entrez!" Nous entrames.

C"etait un cabinet de travail tres vaste, a tap.i.s.serie verte.

Tout au fond, devant une longue table, le princ.i.p.al ecrivait a la lueur pale d"une lampe dont l"abat-jour etait completement baisse.

- Monsieur le princ.i.p.al, dit le portier en me poussant devant lui, voici le nouveau maitre qui vient pour remplacer M. Serrieres.

- C"est bien, fit le princ.i.p.al sans se deranger.

Le portier s"inclina et sort.i.t. Je restai debout au milieu de la piece, en tortillant mon chapeau entre mes doigts.

Quand il eut fini d"ecrire, le princ.i.p.al se tourna vers moi, et je pus examiner a mon aise sa pet.i.te face palotte et seche, eclairee par deux yeux froids, sans couleur. Lui, de son cote, releva, pour mieux me voir, l"abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon a son nez.

- Mais c"est un enfant! s"ecria-t-il en bondissant sur son fauteuil.

Que veut-on que je fa.s.se d"un enfant?

Pour le coup le pet.i.t Chose eut une peur terrible; il se voyait deja dans la rue, sans ressources.... Il eut a peine la force de balbutier deux ou trois mots et de remettre au princ.i.p.al la lettre d"introduction qu"il avait pour lui.

[33]

Le princ.i.p.al prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la deplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grace a la recommandation toute particuliere du recteur et a l"honorabilite de ma famille, il consentait a me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fit peur. Il entama ensuite de longues declamations sur la gravite de mes nouveaux devoirs; mais je ne l"ecoutais plus. Pour moi, l"essentiel etait qu"on ne me renvoyat pas.... On ne me renvoyat pas; j"etais heureux, follement heureux. J"aurais voulu que M. le princ.i.p.al eut mille mains et les lui embra.s.ser toutes.

Un formidable bruit de ferraille m"arreta dans mes effusions.

Je me retournai vivement et me trouvai en face d"un long personnage, a favoris rouges, qui venait d"entrer dans le cabinet sans qu"on l"eut entendu: c"etait le surveillant general.

Sa tete penchee sur l"epaule, il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu a son index. Le sourire m"aurait prevenu en sa faveur, mais les clefs grincaient avec un bruit terrible-frinc! frinc! frinc!-qui me fit peur.

- Monsieur Viot, dit le princ.i.p.al, voici le remplacant de M. Serrieres qui nous arrive.

M. Viot s"inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au contraire, s"agiterent d"un air ironique et mechant comme pour dire: "Ce pet.i.t homme-la remplacer M. Serrieres! allons donc! allons donc!"

Le princ.i.p.al comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir: "Je [34] sais qu"en perdant M. Serrieres nous faisons une perte presque irreparable (ici les clefs pousserent un veritable sanglot...); mais je suis sur que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maitre sous sa tutelle speciale, et lui inculquer ses precieuses idees sur l"enseignement, l"ordre et la discipline de la maison n"auront pas trop a souffrir du depart de M. Serrieres."

Toujours souriant et doux, M. Viot repondit que sa bienveillance m"etait acquise et qu"il m"aiderait volontiers de ses conseils, mais les clefs n"etaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s"agiter et grincer avec frenesie: "Si tu bouges, pet.i.t drole, gare a toi."

- Monsieur Eyssette, conclut le princ.i.p.al, vous pouvez vous retirer.

Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez a l"hotel....

Soyez ici demain a huit heures.... Allez....

Et il me congedia d"un geste digne.

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