Le Petit Chose

Chapter 7

En effet, quelques minutes apres, le princ.i.p.al, M. Viot et le nouveau maitre faisaient leur entree solennelle a l"etude.

Tout le monde se leva.

Le princ.i.p.al me presenta aux eleves en un discours un peu long, mais plein de dignite; puis il se retira, suivi du gros Serrieres.

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M. Viot resta le dernier. Il ne p.r.o.nonca pas de discours, mais ses clefs, frinc! frinc! frinc! parlerent pour lui d"une facon si terrible, frinc! frinc! frinc! si menacante, que toutes les tetes se cacherent sous les couvercles des pupitres et que le nouveau maitre lui-meme n"etait pas ra.s.sure.

Aussitot que les terribles clefs furent dehors, un tas de figures malicieuses sortirent de derriere les pupitres; toutes les barbes de plumes se porterent aux levres, tous ces pet.i.ts yeux, brillants, moqueurs, effares, se fixerent sur moi, tandis qu"un long chuchotement courait de table en table.

Un peu trouble, je gravis lentement les degres de ma chaise; j"essayai de promener un regard feroce autour de moi, puis, enflant ma voix, je criai entre deux grands coups secs frappes sur la table:

- Travaillons, messieurs, travaillons!

C"est ainsi que le pet.i.t Chose commenca sa premiere etude.

V

LES PEt.i.tS

Ceux-la n"etaient pas mechants; c"etaient les autres. Ceux-la ne me firent jamais de mal, et moi je les aimais bien, parce qu"ils ne sentaient pas encore le college et qu"on lisait toute leur ame dans leurs yeux.

Je ne les punissais jamais. A quoi bon? Est-ce qu"on punit les oiseaux?... Quand ils pepiaient trop [43] haut, je n"avais qu"a crier: "Silence!" Aussitot ma voliere se taisait,-au moins pour cinq minutes.

Le plus age de l"etude avait onze ans. Onze ans, je vous demande!

Et le gros Serrieres qui se vantait de les mener a la baguette!...

Moi, je ne les menai pas a la baguette. J"essayai d"etre toujours bon, voila tout.

Quelquefois, quand ils avaient ete bien sages, je leur racontais une histoire.... Une histoire!... Quel bonheur! Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait les livres; encriers, regles, porte-plume, on jetait tout pele-mele au fond des pupitres; puis, les bras croises sur la table, on ouvrait de grands yeux et on ecoutait. J"avais compose a leur intention cinq ou six pet.i.ts contes fantastiques: _Les Debuts d"une cigale_, _Les Infortunes de Jean Lapin_, etc. Cela amusait beaucoup mes pet.i.ts, et moi aussi cela m"amusait beaucoup. Malheureus.e.m.e.nt M. Viot n"entendait pas qu"on s"amusat de la sorte.

Trois ou quatre fois par semaine, le terrible homme aux clefs faisait une tournee d"inspection dans le college, pour voir si tout s"y pa.s.sait selon le reglement.... Or, un de ces jours-la, il arriva dans notre etude juste au moment le plus pathetique de l"histoire de Jean Lapin. En voyant entrer M. Viot, toute l"etude tressauta. Les pet.i.ts, effares, se regarderent.

Le narrateur s"arreta court. Jean Lapin, interdit, resta une patte en l"air, en dressant de frayeur ses grandes oreilles.

Debout devant ma chaire, le souriant M. Viot promenait un long regard d"etonnement sur les pupitres degarnis. Il ne parlait pas, mais ses clefs s"agitaient [44] d"un air feroce: "Frinc! frinc! frinc! tas de droles, on ne travaille donc plus ici!"

J"essayai, tout tremblant, d"apaiser les terribles clefs.

- Ces messieurs ont beaucoup travaille ces jours-ci, balbutiai-je....

J"ai voulu les recompenser en leur racontant une pet.i.te histoire.

M. Viot ne me repondit pas. Il s"inclina en souriant, fit gronder ses clefs une derniere fois et sort.i.t.

Le soir, a la recreation de quatre heures, il vint vers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahier du reglement ouvert a la page 12: _Devoirs du maitre envers les eleves_.

Je compris qu"il ne fallait plus raconter d"histoires, et je n"en racontai plus jamais.

Pendant quelques jours mes pet.i.ts furent inconsolables. Jean Lapin leur manquait, et cela me crevait le cur de ne pouvoir le leur rendre.... Le college etait divise en trois quartiers tres distincts: les grands, les moyens, les pet.i.ts; chaque quartier avait sa cour, son dortoir, son etude. Mes pet.i.ts etaient donc a moi, bien a moi.

Il me semblait que j"avais trente-cinq enfants.

A part Ceux-la, pas un ami. M. Viot avait beau me sourire, me prendre par le bras aux recreations, me donner des conseils au sujet du reglement, je ne l"aimais pas, je ne pouvais pas l"aimer; ses clefs me faisaient trop peur. Le princ.i.p.al, je ne le voyais jamais. Les professeurs meprisaient le pet.i.t Chose et le regardaient du haut de leur toque.

Quant a mes colleges, la sympathie que l"homme aux clefs paraissait me temoigner me les avait alienes; d"ailleurs, depuis ma presentation [45] aux sous-officiers, je n"etais plus retourne au cafe Barbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas. Le maitre d"armes surtout semblait m"en vouloir terriblement.

Devant cette antipathie universelle j"avais pris bravement mon parti.

Le maitre des moyens partageait avec moi une pet.i.te chambre, au troisieme etage, sous les combles: c"est la que je me refugiais pendant les heures de cla.s.se. Comme mon collegue pa.s.sait tout son temps au cafe Barbette, la chambre m"appartenait; c"etait ma chambre, mon chez moi.

A peine rentre, je m"enfermais a double tour, je trainais ma malle,- il n"y avait pas de chaise dans ma chambre,-devant un vieux bureau crible de taches d"encre et d"inscriptions au canif, j"etalais dessus tous mes livres!... et a l"ouvrage!...

L"important pour le quart d"heure etait de faire beaucoup de themes grecs, de pa.s.ser licencie, d"etre nomme professeur, et de reconstruire au plus vite un beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette. Cette pensee que je travaillais pour la famille me donnait un grand courage et me rendait la vie plus douce.

Si j"avais quelques bonnes heures, j"en avais de mauvaises aussi.

Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade. Cette promenade etait un supplice pour moi.

D"habitude nous allions a la _Prairie_, une grande pelouse qui s"etend comme un tapis au pied de la montagne, a une demi-lieue de la ville....

Les trois etudes s"y rendaient separement; une fois la, on les reunissait sous la surveillance d"un seul maitre qui etait [46] toujours moi.

J"avais tout le college sur les bras. C"etait terrible....

Mais le plus terrible encore, ce n"etait pas de surveiller les eleves a la Prairie, c"etait de traverser la ville avec ma division, la division des pet.i.ts. Les autres divisions emboitaient le pas a merveille.

Mes pet.i.ts, eux, n"allaient pas en rang, ils se tenaient par la main et jaca.s.saient le long de la route. J"avais beau leur crier: "Gardez vos distances!" ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers.

J"etais a.s.sez content de ma tete de colonne. J"y mettais les plus grands, les plus serieux, ceux qui portaient la tunique, mais a la queue, quel desordre! Une marmaille folle, des cheveux ebouriffes, des mains sales, des culottes en lambeaux! Je n"osais pas les regarder.

Parmi tous ces diablotins ebouriffes que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me desesperait par sa laideur et sa mauvaise tenue.

Imaginez un horrible pet.i.t avorton, si pet.i.t que c"en etait ridicule; avec cela disgracieux, sale, mal peigne, mal vetu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquat, affreus.e.m.e.nt bancal.

Bamban,-nous l"avions surnomme Bamban a cause de sa demarche plus qu"irreguliere,-Bamban etait loin d"appartenir a une famille aristocratique. Cela se voyait sans peine a ses manieres, a ses facons de dire et surtout aux belles relations qu"il avait dans le pays.

Tous les gamins de Sarlande etaient ses amis.

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Grace a lui, quand nous sortions, nous avions toujours a nos trousses une nuee de polissons qui faisaient la roue sur nos derrieres, appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des peaux de chataignes, et mille autres bonnes singeries. Mes pet.i.ts s"en amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j"adressais chaque semaine au princ.i.p.al un rapport circonstancie sur l"eleve Bamban et les nombreux desordres que sa presence entrainait.

Malheureus.e.m.e.nt mes rapports restaient sans reponse, et j"etais toujours oblige de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais.

Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fete et de grand soleil, il m"arriva pour la promenade dans un etat de toilette tel que nous en fumes tous epouvantes. Vous n"avez jamais rien reve de semblable.

Des mains noires, des souliers sans cordons, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte... un monstre.

Le plus risible, c"est qu"evidemment on l"avait fait tres beau, ce jour-la, avant de me l"envoyer. Sa tete, mieux peignee qu"a l"ordinaire, etait encore roide de pommade, et le nud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels.

Mais il y a tant de ruisseaux avant d"arriver au college!...

Bamban s"etait roule dans tous.

Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n"etait, j"eus un mouvement d"horreur et d"indignation.

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