Le Petit Chose

Chapter 13

Le sous-prefet, lui, ne cessait pas de sourire; il prit sur la tablette de la cheminee un pet.i.t paquet de papiers que je n"avais pas apercus d"abord, puis se tournant vers moi et les agitant negligemment:

- Monsieur, dit-il, voici des temoignages fort [77] graves qui vous accusent. Ce sont des lettres qu"on a surprises chez la demoiselle en question. Elles ne sont pas signees, il est vrai, et, d"un autre cote, la femme de chambre n"a voulu nommer personne. Seulement dans ces lettres il est souvent parle du college, et, malheureus.e.m.e.nt pour vous, M. Viot a reconnu votre ecriture et votre style....

Ici les clefs grincerent ferocement et le sous-prefet, souriant toujours, ajouta:

- Tout le monde n"est pas poete au college de Sarlande.

A ces mots une idee fugitive me traversa l"esprit: je voulus voir de pres ces papiers, je m"elancai; le princ.i.p.al eut peur d"un scandale et fit un geste pour me retenir. Mais le sous-prefet me tendit le dossier tranquillement.

- Regardez! me dit-il.

Misericorde! ma correspondance avec Cecilia.

- Eh bien! qu"en dites-vous, seigneur don Juan? ricana le sous-prefet, apres un moment de silence. Est-ce que ces lettres sont de vous, oui ou non?

Au lieu de repondre, je baissai la tete. Un mot pouvait me disculper; mais ce mot, je ne le p.r.o.noncai pas. J"etais pret a tout souffrir plutot que de denoncer Roger.... Car remarquez bien qu"au milieu de cette catastrophe le pet.i.t Chose n"avait pas un seul instant soupconne la loyaute de son ami. En reconnaissant les lettres, il s"etait dit tout de suite: "Roger aura eu la paresse de ne pas les recopier; il a mieux aime faire une partie de billard de plus et envoyer les miennes."

Quel innocent, ce pet.i.t Chose!

[78]

Quand le sous-prefet vit que je ne voulais pas repondre, il remit les lettres dans sa poche, et, se tournant vers le princ.i.p.al et son acolyte:

- Maintenant, messieurs, vous savez ce qui vous reste a faire.

Sur quoi les clefs de M. Viot fretillerent d"un air lugubre, et le princ.i.p.al repondit, en s"inclinant jusqu"a terre, "que M. Eyssette avait merite d"etre cha.s.se sur l"heure, mais qu"afin d"eviter tout scandale, on le garderait au college encore huit jours". Juste le temps de faire venir un nouveau maitre.

A ce terrible mot "cha.s.se", tout mon courage m"abandonna. Je saluai sans rien dire, et je sortis precipitamment. A peine dehors, mes larmes eclaterent.... Je courus d"un trait jusqu"a ma chambre, en etouffant mes sanglots dans mon mouchoir....

Roger m"attendait; il avait l"air fort inquiet et se promenait a grands pas, de long en large.

En me voyant entrer, il vint vers moi:

- Monsieur Daniel!... me dit-il, et son il m"interrogeait.

Je me laissai tomber sur une chaise sans repondre.

- Des pleurs, des enfantillages! reprit le maitre d"armes d"un ton brutal, tout cela ne prouve rien. Voyons... vite!... Que s"est-il pa.s.se?

Alors je lui racontai dans tous ses details toute l"horrible scene du cabinet.

A mesure que je parlais, je voyais la physionomie de Roger s"eclaircir; il ne me regardait plus du meme air rogue, et a la fin, quand il eut appris comment, pour ne pas le trahir, je m"etais laisse cha.s.ser du [79] college, il me tendit ses deux mains ouvertes et me dit simplement:

- Daniel, vous etes un n.o.ble cur.

A ce moment nous entendimes dans la rue le roulement d"une voiture; c"etait le sous-prefet qui s"en allait.

- Vous etes un n.o.ble cur, reprit mon bon ami le maitre d"armes en me serrant les poignets a les briser, vous etes un n.o.ble cur, je ne vous dis que ca.... Mais vous devez comprendre que je ne permettrai a personne de se sacrifier pour moi.

Tout en parlant, il s"etait rapproche de la porte:

- Ne pleurez pas, monsieur Daniel, je vais aller trouver le princ.i.p.al, et je vous jure bien que ce n"est pas vous qui serez cha.s.se.

Il fit encore un pas pour sortir; puis, revenant vers moi comme s"il oubliait quelque chose:

- Seulement, me dit-il a voix ba.s.se, ecoutez bien ceci avant que je m"en aille.... Le grand Roger n"est pas seul au monde; il a quelque part une mere infirme, dans un coin.... Une mere!... pauvre sainte femme....

Promettez-moi de lui ecrire quand tout sera fini.

C"etait dit gravement, tranquillement, d"un ton qui m"effraya.

- Mais que voulez-vous faire? m"ecriai-je.

Roger ne repondit rien; seulement il entr"ouvrit sa veste et me laissa voir dans sa poche la crosse luisante d"un pistolet.

Je m"elancai vers lui, tout emu:

- Vous tuer, malheureux, vous voulez vous tuer?

[80]

Et lui, tres froidement:

- Mon cher, quand j"etais au service, je m"etais promis que si jamais, par un coup de ma mauvaise tete, je venais a me faire degrader, je ne survivrais pas a mon deshonneur. Le moment est venu de me tenir parole....

En entendant cela, je me plantai resolument devant la porte.

- Eh bien, non! Roger, vous ne sortirez pas....

J"aime mieux perdre ma place que d"etre cause de votre mort.

- Laissez moi faire mon devoir, me dit-il d"un air farouche, et, malgre mes efforts, il parvint a entrouvrir la porte.

Alors j"eus l"idee de lui parler de sa mere, de cette pauvre mere qu"il avait quelque part, dans un coin. Je lui prouvai qu"il devait vivre pour elle, que moi j"etais a meme de trouver facilement une autre place, que d"ailleurs, dans tous les cas, nous avions encore huit jours devant nous, et que c"etait bien le moins qu"on attendit jusqu"au dernier moment avant de prendre un parti si terrible.... Cette derniere reflexion parut le toucher. Il consent.i.t a r.e.t.a.r.der de quelques heures sa visite au princ.i.p.al et ce qui devait s"ensuivre.

Sur ces entrefaites la cloche sonna; nous nous embra.s.sames, et je descendis a l"ecole.

Ce que c"est que de nous! J"etais entre dans ma chambre desespere, j"en sortis presque joyeux.... Le pet.i.t Chose etait si fier d"avoir sauve la vie a son bon ami le maitre d"armes!

Pourtant, il faut bien le dire, une fois a.s.sis dans ma chaire et le premier [81] mouvement de l"enthousiasme pa.s.se, je me mis a faire des reflexions.

Roger consentait a vivre, c"etait bien; mais moi-meme, qu"allais-je devenir apres que mon beau devouement m"aurait mis a la porte du college?

La situation n"etait pas gaie, je voyais deja le foyer singulierement compromis, ma mere en larmes, et M. Eyssette bien en colere.

Heureus.e.m.e.nt je pensai a Jacques; quelle bonne idee sa lettre avait eue d"arriver precis.e.m.e.nt le matin! C"etait bien simple, apres tout; ne m"ecrivait-il pas que dans son lit il y avait place pour deux?

D"ailleurs, a Paris, on trouve toujours de quoi vivre....

Ici, une pensee horrible m"arreta: pour partir il fallait de l"argent; celui du chemin de fer d"abord, puis cinquante-huit francs que je devais au portier, puis dix francs qu"un grand m"avait pretes, puis des sommes enormes inscrites a mon nom sur le livre de compte du cafe Barbette.

Le moyen de se procurer tout cet argent?

- Bah! me dis-je en y songeant, je me trouve bien naf de m"inquieter pour si peu; Roger n"est-il pas la? Roger est riche, il donne des lecons en ville, et il sera trop heureux de me procurer quelque cent francs, a moi qui viens de lui sauver la vie.

Mes affaires ainsi reglees, j"oubliai toutes les catastrophes de la journee pour ne songer qu"a mon grand voyage de Paris.

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