Le lendemain de cette journee memorable, toute la famille accompagna le pet.i.t Chose au bateau. Par une concidence singuliere, c"etait le meme bateau qui avait amene les Eyssettes a Lyon six ans auparavant.
Naturellement on se rappela le parapluie d"Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres episodes du debarquement. Ces souvenirs egayerent un peu ce [24] triste depart, et amenerent l"ombre d"un sourire sur les levres de Mme Eyssette.
Tout a coup la cloche sonna. Il fallait partir.
Le pet.i.t Chose, s"arrachant aux etreintes de ses amis, franchit bravement la pa.s.serelle.
- Sois serieux, lui cria son pere.
- Ne sois pas malade, dit Mme Eyssette.
Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop.
Le pet.i.t Chose ne pleurait pas, lui. La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l"ivresse du voyage, l"orgueil de se sentir homme,-homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie,-tout cela l"empechait de songer, comme il aurait du, aux trois etres cheris qui sanglotaient la-bas, debout sur les quais du Rhone....
Le premier soin du pet.i.t Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre a l"Academie, ou logeait M. le recteur.
Ce recteur, ami d"Eyssette pere, etait un grand beau vieux, alerte et sec, n"ayant rien qui sent.i.t le pedant, ni quoi que ce fut de semblable.
Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l"introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.
- Ah! mon Dieu! dit-il, comme il est pet.i.t!
Le fait est que le pet.i.t Chose etait ridiculement pet.i.t; et puis l"air si jeune, si mauviette!
L"exclamation du recteur lui porta un coup terrible: "Ils ne vont pas vouloir de moi," pensa-t-il. Et tout son corps se mit a trembler.
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Heureus.e.m.e.nt, comme s"il eut devine ce qui se pa.s.sait dans cette pauvre pet.i.te cervelle, le recteur reprit:
- Approche ici, mon garcon.... Nous allons donc faire de toi un maitre d"etude.... A ton age, avec cette taille et cette figure-la, le metier te sera plus dur qu"a un autre.... Mais enfin, puisqu"il le faut, puisqu"il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux.... En commencant, on ne te mettra pas dans une grande baraque....
Je vais t"envoyer dans un college communal, a quelques lieues d"ici, a Sarlande, en pleine montagne.... La tu feras ton apprentissage d"homme, tu t"aguerriras au metier, tu grandiras, puis nous verrons!
Tout en parlant, M. le recteur ecrivait au princ.i.p.al du college de Sarlande pour lui presenter son protege. La lettre terminee, il la remit au pet.i.t Chose et l"engagea a partir le jour meme; la-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congedia d"une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.
Voila mon pet.i.t Chose bien content. Quatre a quatre il degringole l"escalier seculaire de l"Academie et s"en va d"une haleine retenir sa place pour Sarlande.
La diligence ne part que dans l"apres-midi; encore quatre heures a attendre! Le pet.i.t Chose en profite pour aller parader au soleil, sur l"esplanade, et se montrer a ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe a prendre quelque nourriture et se met en quete d"un cabaret a portee de son escarcelle.... Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve.
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_Au Compagnon du tour de France_.
- Voici mon affaire, se dit-il. Et, apres quelques minutes d"hesitation,-c"est la premiere fois que le pet.i.t Chose entre dans un restaurant,-il pousse resolument la porte.
Le cabaret est desert pour le moment. Des murs peints a la chaux..., quelques tables de chene.... Dans un coin de longues cannes de compagnons, a bouts de cuivre, ornees de rubans multicolores.... Au comptoir un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.
- Hola! quelqu"un! dit le pet.i.t Chose, en frappant de son poing ferme sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.
Le gros homme du comptoir ne se reveille pas pour si peu; mais du fond de l"arriere-boutique la cabaretiere accourt.... En voyant le nouveau client que l"ange Hasard lui amene, elle pousse un grand cri:
- Misericorde! monsieur Daniel!
- Annou! ma vieille Annou! repond le pet.i.t Chose. Et les voila dans les bras l"un de l"autre.
Eh! mon Dieu, oui, c"est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretiere, mere des compagnons, mariee a Jean Peyrol, ce gros qui ronfle la-bas dans le comptoir.... Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel! comme elle l"embra.s.se! comme elle l"etreint! comme elle l"etouffe!
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Au milieu de ces effusions, l"homme du comptoir se reveille.
Il s"etonne d"abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire a ce jeune inconnu; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s"empresse autour de son ill.u.s.tre visiteur.
- Avez-vous dejeune, monsieur Daniel?
- Ma foi! non, mon bon Peyrol;... c"est precis.e.m.e.nt ce qui m"a fait entrer ici.
Justice divine!... M. Daniel n"a pas dejeune!... La vieille Annou court a la cuisine; Jean Peyrol se precipite a la cave.
En un tour de main, le couvert est mis, la table est paree, le pet.i.t Chose n"a qu"a s"a.s.seoir et a fonctionner.... A sa gauche Annou lui taille des mouillettes pour ses ufs, des ufs du matin, blancs, cremeux, duvetes.... A sa droite Jean Peyrol lui verse un vieux Chateau-Neuf-des-Papes, qui semble une poignee de rubis jetee au fond de son verre.... Le pet.i.t Chose est tres heureux.
Il parle, il boit, il mange, il s"anime; ses yeux brillent, sa joue s"allume. Hola! maitre Peyrol, qu"on aille chercher des verres! le pet.i.t Chose va trinquer.... Jean Peyrol apporte les verres et on trinque...
d"abord a Mme Eyssette, ensuite a M. Eyssette, puis a Jacques, a Daniel, a la vieille Annou, au mari d"Annou, a l"Universite..., a quoi encore?...
Deux heures se pa.s.sent ainsi en libations et en bavardages.
On cause du pa.s.se couleur de deuil, de [28] l"avenir couleur de rose.
On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbe qu"on aimait tant....
Tout a coup le pet.i.t Chose se leve pour partir....
- Deja! dit tristement la vieille Annou.
Le pet.i.t Chose s"excuse; il a quelqu"un de la ville a voir avant de s"en aller, une visite tres importante.... Quel dommage! on etait si bien!...
On avait tant de choses a se raconter encore!... Enfin, puisqu"il le faut, puisque M. Daniel a quelqu"un de la ville a voir, ses amis du _Tour de France_ ne veulent pas le retenir plus longtemps.... "Bon voyage, monsieur Daniel! Dieu vous conduise, notre cher maitre!" Et jusqu"au milieu de la rue Jean Peyrol et sa femme l"accompagnent de leurs benedictions.
Or, savez vous quel est ce quelqu"un de la ville que le pet.i.t Chose veut voir avant de partir?
C"est la fabrique, cette fabrique qu"il aimait tant et qu"il a tant pleuree!... c"est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour.... Que voulez-vous?
Le cur de l"homme a de ces faiblesses; il aime ce qu"il peut, meme du bois, meme des pierres, meme une fabrique.... D"ailleurs l"histoire est la pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son ile deserte.
Il n"est donc pas etonnant que, pour revoir la sienne, le pet.i.t Chose fa.s.se quelques pas.
Deja les grands platanes, dont la tete empanachee regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancien [29] ami qui vient vers eux a toutes jambes. De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire: Voila Daniel Eyssette! Daniel Eyssette est de retour!
Et lui se depeche, se depeche; mais arrive devant la fabrique, il s"arrete stupefait.
De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier qui depa.s.se.... Plus de fenetres, des lucarnes; plus d"ateliers, une chapelle. Au-dessus de la porte une grosse croix de gres rouge avec un peu de latin autour!...
o douleur! la fabrique n"est plus la fabrique; c"est un couvent de Carmelites, ou les hommes n"entrent jamais.